Les journalistes sont-ils encore utiles ?
Les journalistes sont-ils encore utiles ?
La question est provocante mais la réponse est évidente. Aujourd'hui, encore plus qu'hier, on a besoin des journalistes.
On n'aurait pas songé à une telle interrogation si la grande mode
médiatique n'était pas d'interpréter l'essor des blogs et l'infinie
diversité des ombres et des lumières d'Internet comme la défaite
annoncée du journalisme traditionnel. Je crois qu'au lieu de déplorer
ici ou là, on devrait se féliciter ; non pas forcément de
l'élargissement de l'espace de la démocratie, en tout cas de
l'amplification des possibilités de regard sur notre monde. Ce n'est
pas la même chose puisque le premier impose une exigence quand la
seconde constate seulement une réalité.
Rien ne me semble plus vain que les controverses pichrocholines qui opposent les journalistes aux blogueurs ,
éventuellement, les blogueurs entre eux. Versac, récemment, a fait
connaître sa décision d'arrêter durant cinq ans son blog si influent.
Sa démarche est personnelle et ne met pas en péril l'équilibre global
du paysage de l'information. Lui-même en a bien conscience qui n'a pas
surévalué son choix.
De l'utilité des blogs...
Peut-être convient-il, une fois pour toutes, de faire un sort à ce
prétendu déclin de la presse écrite et audiovisuelle face aux blogs et
à Internet qui viendraient, croit-on, se substituer à eux alors que
profondément ils viennent plutôt se glisser dans les interstices de
l'information officielle, multiplier les facettes de celle-ci et
accroître le poids de l'anecdotique. Ce n'est pas d'une réduction dont
il s'agit mais d'un cumul qui offre au citoyen passionné une infinité
de points de vue. Pour ma part, je n'ai jamais ressenti la création de
mon blog comme une dérisoire arme de guerre contre les journalistes
mais au contraire comme une alliance parfois tranquille, souvent
troublée, entre ceux qui communiquent l'information et la commentent et
les personnalités qui, avec leur technique ou leur subjectivité,
viennent poser d'autres questions, combler les béances, magnifier le
dérisoire apparent et exercer un droit de suite. Quand Yannick Noah dit
qu'il se «casse» et qu'il demeure évidemment en France, aucun quotidien
n'a envie de le reprendre mais les blogs sont là pour lui rappeler les
absurdités qu'il a formulées. Les blogs, d'une certaine manière, sont
devenus à la fois la mémoire et la privatisation des médias sérieux et
officiels.
A l'évidence, il y a un avenir pour le journalisme. Un chassé-croisé organisé par Télérama
entre Jean-François Kahn et Nicolas Demorand a conclu qu'Internet est
«un espace de liberté essentiel en démocratie», mais aussi que les
journalistes allaient «devoir se battre, sinon ils vont être emportés».
Ces deux propositions énoncées respectivement par N.Demorand et
J-F.Kahn, loin d'être contradictoires, mettent en exergue ce phénomène
que l'élargissement du regard, la pluralité des approches, ne vont pas
faciliter la tâche du journaliste mais, au contraire et heureusement,
la rendre plus difficile et plus belle.
Et de celle des journalistes
Aussi, dans ce dialogue passionnant de deux intelligences appuyées
l'une sur une incontestable expérience, l'autre sur un enthousiasme
jamais démenti chaque matin, j'ai tout de même été surpris par la
focalisation presque exclusive sur l'indépendance du journaliste, comme
si elle représentait le problème central, alors que la compétence est
au coeur du débat. En effet, avant même d'avoir à se soucier d'écrire
et de parler librement, il faut s'interroger sur ce qu'on a à dire et
sur ce qu'on veut transmettre. Il y a une similitude entre l'activité
de journaliste et celle de magistrat : pour le premier comme pour le
second, on a trop mis l'accent sur l'esprit plus que sur le contenu,
sur le développement de soi plus que sur la qualité de l'exercice
professionnel.
Indépendance entravée ou médiocrité professionnelle ?
Aussi, osons souligner que la mise en cause du journalisme résulte
moins de son indépendance entravée que, parfois, de ses piètres
prestations techniques. Vais-je à nouveau m'acharner sur cette
malheureuse Claire Chazal, récemment encore en couverture d'un magazine
pour sa protection, parce qu'il n'est personne qui ne s'étonne de la
voir présenter quand d'autres ont été priés de ne plus le faire ! Il y
a un couac, c'est sûr. La compétence va, à l'avenir, devoir faire
alliance avec ce qu'on évoque peu, parce que ce serait violer la règle
qui édicte que tout se vaut et que tous sont interchangables : le
talent. Nicolas Demorand ne se trompe pas lorsqu'il affirme que «nous
parlons tous des mêmes sujets parce que nous nous abreuvons aux mêmes
sources». Internet et les blogs n'ont pas substantiellement modifié
cette «information unique» même si, dans les recoins, ils ont pu
glisser des miettes anecdotiques, vulgaires, voire graveleuses. Mais
parce qu'il y a cette unicité et qu'elle constituera, pour longtemps,
une tendance forte, le talent va survenir, jouer les trouble-fête,
apporter sa touche de folie et d'imprévisibilité, son ton décalé, sa
politesse critique, son art de faire du nouveau avec de l'ancien. On ne
pourra plus prétendre se réfugier derrière la bannière commode : tout
va mal donc nous sommes tous coupables. De plus en plus, il y aura les
mauvais et les bons, ceux qui donnent un supplément d'esprit et ceux
qui le retirent. Il y aura la touche personnelle qui discriminera.
Alors, l'indépendance, ce luxe, aura toute sa place - la
place d'honneur - quand l'excellence technique, la fiabilité
intellectuelle et la maîtrise du style seront acquises. Il ne faut pas
placer la charrue de l'être avant les boeufs du métier.
Il y aura toujours, pour les lecteurs frénétiques, une
aura particulière qui illustrera la presse écrite. Ce quelque chose en
plus, qu'Internet ne détruira jamais, que les blogueurs n'offriront
pas, c'est cette hâte, cette impatience qui saisit celui qui a son
quotidien dans les mains, qui tourne ses pages et plonge dans le monde
de l'écrit en même temps que l'univers, même de manière fragmentaire,
lui est présenté. Et ainsi de suite, chaque jour. Je n'ai jamais pu me
déprendre de l'impression forte qu'un événement s'inscrivant dans la
réalité ne prenait son sens véritable et sa dimension authentique
qu'une fois passé au crible de la presse écrite. Le vrai ne le devenait
effectivement qu'une fois lu. Analysé, commenté, disséqué, mis à
distance, soumis à critique. Le vrai tombait dans l'oubli quand la
presse écrite ne parlait plus de lui, décidait de le laisser mourir. Je
sais que c'est absurde mais c'est comme cela.
Les journalistes sont utiles. Mieux, ils sont nécessaires.
Mardi 15 Juillet 2008 - 00:19
Philippe Bilger
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