Le néo-libéralisme, ou la politique du catimini
Le néo-libéralisme, ou la politique du catimini
La technostructure? Nous savons vaguement qu'elle existe, lointaine.
Alors ça fait du bien de pouvoir se dire qu'on l'a rencontrée, que son
existence est vraiment tangible. Même que c'est encore pire qu'on ne
l'avait imaginé.
Parcourant le site internet de l'OCDE (c'est un endroit où
on a quelques chances de rencontrer de la littérature technocratique),
je tombe ces jours-ci sur un article signé par Christian Morrisson : «La Faisabilité politique de l'ajustement».
Mélange d'intimidation (ça a l'air trappu) et de camouflage (les
non-initiés ne peuvent pas dire du premier coup de quoi ça parle au
juste), le titre a pour effet de décourager les béotiens dont je suis.
Mais voulant savoir ce qu'est une faisabilité politique, je m'arme de
patience pour me plonger dans un texte qui se révèle plus
qu'intéressant : édifiant.
L'article commente les mesures de
«stabilisation» appliquées par les gouvernements pour s'aligner sur une
politique économique que l'auteur ne définit pas (probablement parce
que c'est la seule possible?). On apprend très vite que cette politique
est tout simplement celle de la réduction des coûts et des déficits, et
de la libéralisation maximale de tout secteur susceptible de
marchandisation. Ces mesures sont en général impopulaires. Le problème
est donc de les mettre en oeuvre sans faire trop de dégâts. Par dégâts,
il faut entendre principalement le «foin» que font les gens qui en sont
les victimes. L'article se penche sur les manières douces de faire
passer ces mesures (c'est ça la faisabilité), et à cet effet il
distingue entre «stabilisation» et «ajustement»:
«En
effet, le programme de stabilisation a un caractère d'urgence et
comporte nécessairement beaucoup de mesures impopulaires puisque l'on
réduit brutalement les revenus et les consommations des ménages en
diminuant les salaires des fonctionnaires, les subventions ou l'emploi
dans le bâtiment. En revanche, les mesures d'ajustement structurel
peuvent être étalées sur de nombreuses années et chaque mesure fait en
même temps des gagnants et des perdants, de telle sorte que le
gouvernement peut s'appuyer facilement sur une coalition des
bénéficiaires pour défendre sa politique.»
C'est quand même très bien dit. L'ajustement ne se contente pas
d'ajouter des mesures de relance ou de compensation économique donnant
un volet positif à une politique brutale de réduction des coûts; il
peut présenter, habilement manié, deux vertus politiques importantes :
être indolore et permettre de diviser ses victimes en les touchant
inégalement. Tout l'art est de savoir s'en servir.
Bien entendu, l'auteur se défend d'un tel objectif et
prévient que sa démarche est à strict caractère scientifique. Je
n'hésiterai pas cependant à emprunter la mauvaise voie pour proposer
une lecture tendancieuse et délibérément «malinterprétante».
Pour la technostructure il n'y a pas d'erreur, mais des échecs dus à des maladresses
Loin d'être stupidement antisocial, le texte explique que les mesures
de stabilisation se heurtent à des résistances émanant des plus pauvres
- et là il faut quand même prendre des gants -, mais aussi émanant de
sources bien plus faciles à transformer en boucs émissaires – et là on
peut y aller plus franchement :
«[…] des
fonctionnaires ou des salariés d'entreprises publiques peuvent, par la
grève dans des secteurs clés, bloquer l'action gouvernementale. Des
chefs d'entreprises protégées peuvent, par le lobbying, freiner la
libéralisation commerciale.»
Mais enfin, le problème est tout de même de faire passer la pilule. C'est dans ce cadre que s'apprécie «la faisabilité politique»
du programme. Notons bien qu'il n'est jamais question d'erreur (ce qui
remettrait en cause le bien-fondé même du programme, question
hors-sujet et non scientifique (on ne va tout de même pas faire de la
politique). Cet évitement de la notion d'erreur au profit de celle
d'échec est très utile, puisqu'il permet de garder le cap sur une
politique désavouée par l'opinion ; encore plus fort : il permet de
camper sur une politique désavouée par les électeurs … ! on leur dira
par exemple qu'ils ont mal compris, qu'on s'est mal expliqué, qu'il y a
eu défaut de communication, qu'on a adopté une mauvaise méthode.
Qu'est-ce que l'échec d'un programme de stabilisation
économique ? On savourera ces exemples qui tiennent lieu de définition
:
«Un programme
interrompu par des grèves est un échec ; un programme appliqué au prix
d'une répression faisant des centaines de morts est aussi un échec.»
Le concept d'échec permet de rendre commensurables les conséquences
ordinaires d'une grève et celles d'une répression sanglante. On vous le
disait bien : c'est scientifique puisque quantifiable, et en plus c'est
plein de bons sentiments.
L'article aborde ensuite l'examen des
conséquences politiques des mesures de stabilisation, sur la base
d'études menées antérieurement. On examine les succès et échecs des
divers programmes sur un échantillon de pays d'Amérique latine et
d'Afrique. On y apprend que les mesures qui font le plus de vagues sont
celles «qui touchent toute la population»,
comme les hausses de prix et que d'autres, étant invisibles (comme la
réduction des investissements publics), passent comme une lettre à la
poste. D'où l'idée d'un programme économique «politiquement optimal»,
traduisons : inaperçu. Ainsi une bonne note est décernée au Maroc des
années 80 où le gouvernement a réussi à augmenter les prix alimentaires
par des «modulations» épargnant certains secteurs et en menant une
campagne habile qui «a su influencer opportunément l'opinion publique».
Un exemple de bonne méthode : comment démanteler les services publics en douceur
Le moment fort du texte est dans sa seconde partie, destinée à tirer
les conséquences de ce tour d'horizon académique et à les projeter sur
les pays d'Europe. Cela s'énonce en termes de stratégie et d'évitement
des risques. Dans les stratégies préventives, on notera par exemple
l'affaiblissement des corporatismes. Qui serait en désaccord avec ce
louable objectif ? Sauf que la suite précise vraiment de quoi il s'agit
:
«Cette politique [d'affaiblissement des corporatismes] peut
prendre diverses formes : garantie d'un service minimum, formation d'un
personnel qualifié complémentaire, privatisation ou division en
plusieurs entreprises concurrentes, lorsque cela est possible.»
Vous avez compris qu'il s'agit du démantèlement des services publics ?
Voyons, ne soyez pas grossiers, vous avez l'esprit mal tourné ; on peut
dire cela avec plus de décence.
D'une manière générale, les fonctionnaires civils sont
dans le collimateur. D'abord ils sont nombreux et il est aisé de
réduire leurs salaires; ensuite il est très facile de monter une bonne
part de la population contre eux ; enfin ils sont toujours hostiles à
quoi que ce soit et ils ne votent jamais bien. Alors pourquoi se gêner
?
«Il est
souhaitable, par exemple, de limiter les réductions de salaire aux
fonctionnaires civils et d'accorder une aide bien adaptée à des
familles pauvres (1). Cette stratégie permet de gagner des soutiens
sans en perdre, puisque beaucoup de fonctionnaires civils auraient été
de toute façon hostiles à l'ajustement.»
En cas de
crise, le plus dangereux, dans un pays d'Europe, ce sont les grèves
lorsqu'elles provoquent des manifestations. Surtout lorsqu'elles sont
le fait de fonctionnaires «qui ont le temps», par exemple les
enseignants… et qui sont susceptibles de mettre des étudiants et des
lycéens dans la rue. On comprend que l'exemple de l'enseignement public
est un cas d'école particulièrement intéressant : comment l'«ajuster»
sans s'exposer aux «risques» ?
Les «mesures sans risque» : l'exemple parfait de l'enseignement
L'évocation des «mesures sans risque» est l'occasion d'une magnifique recette d'habileté :
«Pour
réduire le déficit budgétaire, une réduction très importante des
investissements publics ou une diminution des dépenses de
fonctionnement ne comportent pas de risque politique. Si l'on diminue
les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la
quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut
réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux
universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d'élèves
ou d'étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus
d'inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la
qualité de l'enseignement et l'école peut progressivement et
ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer
telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non
dans l'établissement voisin, de telle sorte que l'on évite un
mécontentement général de la population.»
Baissez la qualité de l'enseignement graduellement et au coup par coup,
en dissociant autant que possible les établissements et en vous gardant
bien d'introduire une sélection. Cette mesure permettra à terme de
rendre l'école exsangue de façon indolore et de tourner les familles
vers la marchandisation de l'enseignement – comme on l'a déjà fait pour
l'eau, les télécoms, les énergies, comme on est en train de le faire
pour la santé. La voie est tracée.
Vous croyez que ce texte est tout
récent et qu'il correspond aux objectifs actuels de la politique de
notre pays – entre autres ? Mais non ! Il a été publié en 1996. On ne
va tout de même pas nous faire croire que le gouvernement actuel, à la
suite de quelques autres, vient de le découvrir.
(1) On notera
l'extrême habileté de la rédaction. Il aurait été très «déstabilisant»
d'écrire «aux familles pauvres». Aider «des familles pauvres» de
manière «bien adaptée» coûte certainement moins cher et permet de faire
une campagne de pub.
Retrouvez ici le site web de Catherine Kintzler.
Mardi 13 Mai 2008 - 00:10
Catherine Kintzler
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