L'enjeu actuel, c'est «décroissance ou barbarie»
L'enjeu actuel, c'est «décroissance ou barbarie»
Capture d'écran Dailymotion (Paul Ariès)
Dans la Nouvelle Ecologie politique
(1), Jean-Paul Fitoussi et Eloi Laurent ont le mérite de prendre acte
d'une rupture en cours d'achèvement, au sein des gauches européennes,
pour tout ce qui a trait au débat sur la croissance et la consommation.
Les différentes familles du progressisme européen sont en train de
s'aviser que, tant qu'elles n'articuleront pas l'écologie et le social,
ou encore les contraintes environnementales, le besoin de justice
sociale et le besoin de reconnaissance, aucun nouveau projet ne pourra
prendre forme en leur sein. Ne nous y trompons pas : l'impasse
théorique des gauches contemporaines ne s'explique pas par une question
d'appareil ou de choix de candidats, mais par un retard doctrinal.
Fitoussi et Laurent obligent justement la famille progressiste
européenne à concevoir la refondation comme un geste théorique, comme
l'imagination prospective d'un nouveau modèle de société.
La gauche et la droite ont certes un point commun.
Elles partagent un bilan effroyable en matière d'environnement. Elles
sont les deux options concurrentes d'un même système, désormais dans
l'impasse, qui a pillé la nature pour nourrir la machine productiviste.
Reste que la droite, sous l'impulsion notamment des milieux d'affaires,
a voulu formuler avec l'idéologie du développement durable un début de
réponse à sa lacune théorique. Ainsi, le passage d'une écologie
dénonciatrice et culpabilisatrice à une « écologie réparatrice » figure
parmi les priorités théoriques de la droite. La gauche, elle, reste en
jachère théorique.
Mais, si le plaidoyer des auteurs de la Nouvelle Ecologie politique
ne me semble pas convaincant, c'est essentiellement parce qu'il se
déploie à l'intérieur du paradigme productiviste. Fitoussi et Laurent
affirment par exemple qu'il n'existe pas de limite à l'extension
indéfinie du capitalisme. Même si je pense comme eux qu'il faut se
méfier des scenarii catastrophes, le capitalisme ayant montré plus
d'une fois dans son histoire sa grande capacité de « résilience », le
projet que défendent les auteurs d'un « capitalisme vert » m'apparaît
en revanche comme une monstruosité – écologique, sociale et humaine.
Une monstruosité qui revient à signer un blanc-seing aux logiques
productivistes responsables de la catastrophe actuelle et qui
conduirait à adapter la planète et les humains aux besoins de
l'économie…
Tout d'abord, Fitoussi et Laurent ont le tort de porter
principalement au crédit du capitalisme un développement considérable
du niveau de vie. Cette assertion, qui a une allure de vraisemblance,
revient à faire comme si la société capitaliste était simplement une
société où l'on consommait plus que dans les autres. Or, l'essence de
la société de consommation est ailleurs : son principe secret est à
chercher du côté de ce que les Grecs anciens ont appelé l'hybris, la
démesure, le culte de l'illimité. Pour saisir cette illimitation, il
aurait fallu que Fitoussi et Laurent pensent en termes de styles de
vie, et non de niveaux de vie. Car le reproche suprême que l'on peut
formuler à l'encontre de notre modèle consommatoire, c'est d'avoir
suscité une casse sociale sans exemple, en disloquant les cultures
populaires traditionnelles.
En outre, les auteurs de la Nouvelle Ecologie politique
n'ont visiblement pas compris le sens des critiques énoncées par les
partisans de la décroissance. Ils n'ont pas compris leurs réserves à
l'égard de l'axiome « croissanciste » de la société de consommation,
qui veut que « plus » équivaudrait forcément à « mieux ». Le
réchauffement climatique et l'épuisement des ressources – notamment
pétrolières – nous enjoignent de renouer avec la capacité de nous
donner des limites.
Enfin, Fitoussi et Laurent s'indignent d'un retour du malthusianisme
en l'attribuant à tort aux champions de la décroissance. Ils passent à
côté de la différence essentielle qui sépare une position
antiproductiviste d'une position malthusienne. Certes, je reconnais
avec eux les nombreux bienfaits du capitalisme, et notamment sa
contribution salutaire au renforcement de la dynamique démocratique. A
cela près que les vertus positives du capitalisme sont en train de
s'épuiser. Aujourd'hui, nous entamons un cycle où l'alternative se
présente en ces termes : « décroissance ou barbarie ». En dernier
ressort, si la décroissance s'impose, c'est parce que, après avoir
laminé les identités collectives structurantes, la société de
consommation, conformément à une prédiction d'Alvin Toffler dans le
Choc du futur (2), est en train de broyer désormais les identités
individuelles, et jusqu'à la consistance du sujet humain, comme le
montrent les travaux du philosophe Dany Robert-Dufour.
* La Nouvelle Ecologie politique, Seuil, 2008, 122 p., 11,50 ..
* *Auteur de Décroissance : un nouveau projet politique (Golias, 2007).
(1) Seuil, 2008.
(2) Denoël, Paris, 1971 (réédition Gallimard, 1987).
Cette tribune sera publiée dans le i[Marianne du 1er novembre, dans la rubrique «Forums».]i
Samedi 01 Novembre 2008 - 10:24
Paul Ariès
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