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Mon Mulhouse3
25 mars 2008

Liberia: les ombres des jeunes filles en guerre

Liberia: les ombres des jeunes filles en guerre
                          

 

Dans la voiture qui allait chercher celles qui vivaient trop loin (F.Drogoul).

Lorsqu’on évoque les 22 000 femmes qui ont été désarmées au Liberia, on oublie trop souvent les milliers d’autres jeunes filles enlevées dans leurs villages, forcées de suivre les factions dans leurs périples meurtriers. Esclaves domestiques et sexuelles, elles ne portaient pas d’armes et n’ont donc pas bénéficié des avantages destinés aux combattantes et aux femmes des chefs de guerre lors du désarmement.

C’est dans les villages que nous avons rencontré ces jeunes femmes, le plus souvent au marché. Trainant avec elles leurs séquelles physiques, leurs douleurs intimes, leurs peurs et leurs cauchemars toujours tapis. Racontant leur évasion après des semaines ou des mois de terreur, violées, battues, obligées à commettre des actes qui les hantent encore, comme de cuisiner des cœurs humains… Ainsi Kemo, 16 ans:

"Ils m’ont enlevée quand j’étais près de Zovienta, avec mes parents, à la ferme. J’avais 12 ans, ils ont voulu avoir du sexe mais j’ai refusé, alors ils m’ont torturée. Ils rapportaient des morceaux de chair humaine de leurs victimes sur le front et je devais les cuisiner. Ils voulaient que j’en mange aussi, mais j’ai dit non. Ils m’ont attaquée et battue toute une nuit, en insistant pour que je mange de cette soupe, mais j’ai toujours refusé. J’étais leur esclave, mais après deux mois, je me suis échappée et j’ai retrouvé ma famille. Je fais des cauchemars sur eux tout le temps, ça n’est pas humain! A présent, je vois parfois certains d’entre eux dans les rues, ils se moquent de moi, ils me rappellent ce qu’ils m’ont fait. J’ai honte et j’ai tellement peur de les rencontrer, ça me rappelle le passé, mon cœur bat tellement vite, je suis terrifiée de penser que cela peut recommencer…"

Groupe thérapeutique avec la psychologue et l'équipe Santé mentale (F.D.).

Rares sont cependant celles qui ont été rejetées à leur retour par un entourage horrifié. Au Liberia, pas un village n’a été épargné par les violences, et les souvenirs honteux sont partagés collectivement. "This was time of war" permet de n’en plus parler, de se protéger. Les filles, comme les garçons qui ont été enlevés par la force, ont retrouvé des familles simplement reconnaissantes à la paix de leur avoir rendu leur enfant.

Devenir des filles sauvages pour que cesse l'humiliation

Mais dans les bandes armées, toutes les femmes n’étaient pas restées des esclaves. Et si elles ont toutes été violées et brutalisées les premières fois, certaines, pour sauver leur peau et être protégées, pour ne pas être anéanties, pour se venger des humiliations subies avant leur enrôlement, sont devenues les femmes attitrées des commandants.

Plus rares étaient les combattantes, endossant les attributs masculins et la violence liée. Lawuo, une jeune fille de quinze ans nous l’expliqua un jour:

"Quand on a rencontré les combattants la première fois, ils nous avaient attrapées et violées. Dix fois, vingt fois, je ne me souviens pas combien ils étaient, car je me suis évanouie. Ça a duré toute la nuit. Mais quand on a essayé de s’enrôler dans l’autre faction et d’aller sur le front, les combattants ne nous respectaient pas, ils nous laissaient derrière et nous violaient aussi. Alors, on s’est organisées en un petit groupe, et on est devenues les 'filles sauvages'. Tous avaient peur de nous et on est devenues fortes au combat. Au moins, ils ne nous violaient plus. Tu deviens comme un homme, plus personne ne te défie… Tu es respectée… Pas moyen d’être une femme si tu veux survivre… On était organisées et moi je suis devenue ensuite commandant de toute une faction, tant j’étais brave."

Sous la protection des bourreaux

De ces récits affreux, émerge un constat terrible: la plus part de ces jeunes filles à présent démobilisées racontent une enfance durant laquelle les violences, en particulier sexuelles, étaient déjà la règle. Des familles maltraitantes, des communautés qui les rejetaient. D’où cette capacité à abandonner leur ancienne identité, au profit d’un attachement recherché et trouvé au sein des groupes armés.

Nous avons rencontré Princesse au marché. C’est une très jolie jeune femme, mais son visage est triste, ses vêtements négligés. Elle se plaint de maux de ventre mais n’a pas osé consulter à la clinique pourtant proche. Elle a peur de tous ces gens qui savent "qui" elle était, et qui se moquent d’elle, à présent… Accompagnée par Henrieta à la consultation médicale, Princesse est vite soulagée, et surtout rassurée. Dés lors, chaque semaine, elle retrouve l’équipe, préférant être seule pour se confier. Son histoire est typique, tristement emblématique.

Princesse a été violée et emmenée, à 16 ans, par un des chefs de guerre proches de Taylor. Elle était son esclave, mais il la préférait aux autres. Elle est ainsi devenue sa femme de la nuit, de toutes les nuits, sa princesse, et elle raconte avec une certaine fierté qu’il était prêt à tuer tout homme qui l’aurait approchée. Mais ce général est mort, pendant une bataille.

L’évocation de son enfance est douloureuse, elle a du mal à en parler, comme si la nostalgie pour sa vie chez les combattants servait de rempart à une douleur encore plus enfouie, insupportable et indicible: son père a été tué en 1994 pendant une attaque, elle avait dix ans quand elle a assisté, ensuite, au viol de sa mère.

Comme nombre de ces jeunes filles perdues, Princesse ne trouve pas de place sociale, elle ne sait pas comment se situer, cherche à séduire mais échoue à trouver une nouvelle protection, se prostitue parfois. Elle est souvent triste, semble avoir parfois envie de mourir tant elle se juge sans espoir, misérable.

Deux ados suivies au centre de Gbanka (F.Drogoul).

Donner la vie pour s'accrocher à l'existence

Et comme nombre de ces jeunes femmes, c’est par une grossesse que Princesse va s’accrocher à la vie. Certaines recherchent désespérément un statut de mère, mais sont incapables de s’occuper des bébés qu’elles confient à leurs mères peu après la naissance. D’autres, comme Princesse relèvent ainsi la tête:

"Je me sens mal d’avoir été abandonnée par le père de mon enfant pendant la grossesse… mais je prendrai soin de mon fils, je ne peux pas lui en vouloir, ça n’est pas de sa faute! Il ne dort pas la nuit, mais ça va. Je me sens très fière de lui. Je suis plus responsable, je tiens un petit commerce au marché, je vends des petites choses. Ça va mieux avec les gens, car je ne fais que m’occuper de mon fils. C’est le sens de ma vie, à présent…"

Les jeunes filles rencontrées avaient besoin que l’on prenne soin d’elles, au sens où il fallait d’abord les reconnaitre dans leur existence désaffiliée, dans leurs identités suspendues, dans leur initiation traumatique au monde des combattants, dans leur jeunesse et leur vulnérabilité extrême lorsque des transgressions impensables ont eu lieu. Identifier la dépendance à ce qui leur a tenu lieu de famille, source d’ambivalence, de souffrance, de nostalgie, permet de mieux comprendre leur sexualité déstructurée, leurs désirs de mort, de disparition, d’anéantissement.

Tel a été le sens de notre travail avec ces jeunes, filles et garçons, tout juste démobilisés, des jeunes auteurs de "bad, bad things", dans une communauté dont ils partagent à présent la vie quotidienne: tenter de les aider à vivre (donc à penser) dans un monde en paix, qui n’était pour eux qu’un présent incertain et hostile. Et pour cela, gagner leur confiance, les écouter sans les juger, en proposant un espace d’accueil ouvert, ludique mais suffisamment contenant et stable. Etre à leurs côtés, tout simplement. Pour qu’ils puissent, petit à petit, trouver une nouvelle appartenance dans groupe social, celui des humains, dont ils ne faisaient plus partie.

Allah n’est pas obligé de Ahmadou Kourouma - éd. Seuil, coll. Points - 223p., 7,50€.
American Darling de Russell Banks - éd. Actes Sud, coll. Babel - 570p., 10,50€.
Lire aussi la note de lecture sur "The Mask of Anarchy", de Stephen Ellis, magistral travail de recherche.


Retrouvez moi : http://monmulhouse.canalblog.com/

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