Orwell, ou Big Brother expliqué à ma fille
Orwell, ou Big Brother expliqué à ma fille
Orwell, maître à déchiffrer la barbarie climatisée (Photo Work play, flickr, cc)
Prenez le rejeton d'un modeste fonctionnaire de sa Majesté. Inscrivez le dans une public school
pleine de freluquets titrés, bien au-dessus des moyens de ses
géniteurs. Affublez-le de pantalons trop courts et de chandails mités.
Faites savoir, enfin, que l'impudent roturier a obtenu une bourse qui
couvre tout juste ses frais de scolarité. Laissez mijoter….Trente ans
plus tard, vous obtenez un «radical » et, ce qui est moins banal, un
essayiste politique hors du commun. Un maître à déchiffrer la barbarie
climatisée qui tire ses intuitions de son « archaïsme » moral joint à
sa passion de l'égalité.
Un drôle d'animal, plébiscité, selon une enquête récente,
par les lycéens français qui le considèrent comme une boussole
infaillible pour aborder le nouveau siècle. Un grand-oncle bougon,
désormais inscrit au programme des lycées, qui ne rate jamais sa cible
quand tous les autres pétaradent à tout va. Indice sûr, l'adjectif « orwellien »
a envahi le parler « jeune » même s'il sert aussi bien à décrire la
hargne homicide de la junte birmane qu'une erreur de fichier à la
sécurité sociale. La preuve que nos chers ados, prétendument
nihilistes, sont éperdument en quête de pédagogues.
Lisible dès dix ans
Ironie suprême, c'est par son archaïsme même que l'auteur d'Animal Farm (La ferme des animaux,
publié en 1945) est préféré à tous ceux qui fixaient, de son temps, les
normes du vrai chic idéologique. Cet anarchiste conservateur demeure «
tendance » parce qu'il est farouchement désuet. Il a d'entrée de jeu
l'intuition que la religion du progrès, après avoir été libératrice,
sera désarmée face aux futures superstitions marchandes. Cet
égalitariste irrévocable s'est précocement dégagé des illusions
modernistes au nom desquelles s'effectue, aujourd'hui, la destruction
du monde. A rebours des dévots des chimères historicistes, Eric Blair
(son vrai nom) pense que le machiavélisme, même au service d'une noble
cause, est un songe creux. Il préfère aux fracas du Grand soir les
petits matins qui fredonnent, car les vrais révolutionnaires sont
condamnés, dit-il, à l'à peu près et à la modestie.
La Ferme des animaux : la pensée unique à portée des enfants. (Photo Noemie Pinganaud)
Rien d'ébouriffant pour qui a lu les classiques de la littérature
antitotalitaire, à ceci près que Orwell, lui, est lisible dès l'âge de
dix ans. Comme si Tocqueville ou Camus avaient hérité des talents de
conteur de La Fontaine ou de Swift, et choisi l'allégorie animalière
pour décrire la fourmilière stalinienne ou la servitude réjouie de
bipèdes décervelés. Pour ce cœur pur, la foire d'empoigne capitaliste
s'apparente à une basse-cour. Forçats de la traite, les vaches d'Animal Farm
sont promises, dès que leur lait se tarit, à l'équarissage. Les poules
sont soumises à des cadences de ponte infernales, jusqu'à ce que les
porcs s'instituent avant-garde autoproclamée de l'animalisme en marche.
La lutte contre le « politically okay »
Publié à la fin de la seconde Guerre mondiale, Animal Farm
lui vaudra aussi bien la haine des communistes que l'opprobre de la
gauche libérale qui, en ce début de Guerre froide, hésite encore à
choisir son camp. Après moult refus, seul l'éditeur londonien Secker
and Warburg osera braver ce qu'Orwell baptise déjà le « politically okay ».
Autre crève-cœur pour cet ami des humbles, les lauriers offerts par des
conservateurs faisant semblant de croire que son œuvre est un hymne au statu quo
social. Emporté par la tuberculose, il épuisera ses dernières forces à
batailler contre les sépulcres blanchis qui vous obligent à opter pour
la liberté ou la justice sociale « et qui méritent, disait Camus, son frère en rectitude, qu'on leur crache au visage » !
Mercredi 05 Mars 2008 - 00:04
Eric Dior
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